Violences en cuisine : le magazine L’Hôtellerie-Restauration totalement dépassé par les événements
Da Atabula, par Franck Pinay-Rabaroust /
Manifestement, la journaliste Nadine Lemoine est bigrement gênée aux entournures. Dans son édito publié dans la dernière livraison du magazine L’Hôtellerie-Restaurant, elle aborde la question des violences en cuisine sous un angle assez inattendu : celui de la minimisation des faits de violence et de leur maximisation malsaine par les médias. Autrement dit, la téméraire Nadine Lemoine se place en avocate de la cause des chefs, attaqués et vilipendés par une presse hostile. Si elle était sous l’influence directe (dépendance ?) d’Alain Ducasse et de son Collège Culinaire, elle n’aurait pas réécrit l’histoire autrement. « Ce qui est plus inquiétant, c’est le déclenchement de la machine à fantasmes qui jette à la vindicte populaire toute une profession. » explique-t-elle. Et, dans un grand élan d’empathie professionnelle, de se fendre d’un émouvant « Nous ne sommes pas tous des Thénardier* », parallèle négatif et profondément maladroit du « Nous sommes Charlie ».
Selon elle il y a bien quelques « brebis galeuses » coupables d’ « invectives qui peuvent partir et des gestes malheureux ». Mais, assurément, pas de quoi fouetter un chat. Pour rectifier un tant soit peu « sa » réalité, Atabula tient donc à la disposition de Nadine Lemoine les centaines de témoignages reçus de cuisiniers insultés, brûlés, bousculés, giflés et ceux des parents qui parlent de leur enfant rentré dans un mutisme total ou, plus sordide encore, s’est suicidé à force d’humiliations. Mais, dans le langage du magazine l’Hôtellerie-Restauration, cela s’appelle des « gestes malheureux ». Chacun sait que le malheur ne porte pas de nom et qu’il n’y a donc pas de coupable. La pirouette sémantique pour n’accuser personne et dédouaner tout le monde est consternante.
Ce qui est réellement malheureux, c’est ce traitement catastrophique d’un tel sujet par un magazine qui reste largement lu par la profession. L’Hôtellerie-Restauration, sous la coupe totale de ses annonceurs et sans aucun recul critique, est plus que jamais incapable de traiter l’univers de la restauration dans sa complexité et dans toutes ses réalités. Où sont les enquêtes ? Où sont les analyses ? Où sont les engagements du magazine sur un sujet qui fait actuellement bouillir toutes les brigades de France ? Rien ou si peu. Il y a bien eu un article il y a quelques semaines dans lequel Nadine Lemoine était allée jusqu’à réécrire l’histoire pour ne pas mentionner Atabula et ses premiers articles qui ont ouvert le débat. Déjà, la déontologie manquait.
Sur les violences en cuisine et l’impact médiatique, la réalité est pourtant simple : oui, les violences existent, elles sont souvent le fait des hiérarchies intermédiaires, jeunes et ambitieuses ; mais si la pression est inhérente au métier de cuisinier, les violences ne sont certainement pas un phénomène omniprésent, ou même majoritaire, dans les cuisines. Personne ne l’a jamais dit ou écrit, certainement pas sur Atabula. Reste l’obligation du journaliste d’en parler lorsque des faits précis existent et qu’ils ne sont que les révélateurs d’un phénomène non quantifiable mais bien réel, aux conséquences humaines désastreuses. Ensuite, il serait tout aussi facile de décrypter l’emballement médiatique puisqu’il s’agit d’un phénomène classique qui s’apprend dans les écoles de journalisme : les journalistes, flairant le « bon coup », reproduisent ad nauseam les mêmes sujets et renforcent l’effet loupe de ce qui fut oublié et non traité pendant des années. Il semblerait que cela soit déjà trop pour l’Hôtellerie-Restauration que d’expliquer ceci.
A force de manier l’art du compromis, l’Hôtellerie-Restauration frise la compromission ; à force de faire du tiédasse à chaque page, ce média a perdu tout son intérêt et sa pertinence depuis de longues années. Cet édito nauséabond de Nadine Lemoine aurait pu être rangé dans la case des « articles inutiles », du type publicommuniqué déguisé pour servir les intérêts dominants et protéger quelques caciques. Mais, en réalité, il est bien plus que cela : il démontre ô combien ce journal a perdu son âme et sa capacité à traiter d’un sujet dont il porte pourtant le nom.
Franck Pinay-Rabaroust
* Thénardier est le patronyme d’une famille que Victor Hugo met en scène et décrit dans son roman « Les Misérables » (1862). Ils tiennent une auberge dans laquelle Cosette est exploitée en tant que servante.